« Le numérique, une chance pour améliorer la qualité et le parcours de soins, mais aussi pour redonner du sens au travail de soignant. »

Pr Corinne Isnard-Bagnis, néphrologue, professeur à la faculté de médecine Sorbonne Université (Paris) et praticien hospitalier à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et à l’hôpital Tenon (Paris).

« J’ai, depuis de nombreuses années, vu en la e-santé un outil d’optimisation de l’efficience des soins, avec la préoccupation très forte de dégager du temps soignant tout en plaçant les équipes médicales dans un mode de fonctionnement sécurisé, efficace, fluide, moderne. Nos moyens actuels font face à une perte d’efficience regrettable, comme dans le cas de la consultation physique. Bien entendu, il s’agit là de la clé de la prise en charge médicale, humaine. La difficulté est de promouvoir la téléconsultation sans donner l’impression – totalement fausse – de dénigrer la présence physique du médecin et la nature de l’examen clinique, lesquels sont deux piliers fondamentaux du soin. Or, la consultation en présentiel n’est pas obligatoirement systématique. Pour de multiples raisons, par exemple des difficultés de mobilité de la part du patient, un éloignement géographique important ou une pathologie sous contrôle, de simples questions à poser au praticien, je suis certaine qu’il existe un juste milieu à trouver entre la consultation physique, fixée dans des délais raisonnables et dans de bonnes conditions, et la téléconsultation. Avec le développement des pathologies chroniques, les médecins doivent pouvoir optimiser leur temps, et cet enjeu s’impose à nous.

Concernant les bases de données, la e-santé est un formidable outil non exploité. Depuis des dizaines d’années, des enregistrements automatiques d’activité hospitalière existent auxquels nous n’avons absolument pas accès dans un objectif d’optimisation du parcours de soins, en temps réel. Le Programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) fonctionne depuis des décennies et n’est exploité qu’à des fins de recherche ou d’optimisation organisationnelle et financière. Cet outil n’a jamais été mis à la disposition du professionnel de santé dans un souci de retour individuel sur son travail et celui de son service, sorte de tableau de bord de son activité. Alors que toute entreprise est en mesure de fournir ces données pour chaque employé, le praticien reste dans un certain flou sur son activité de consultation, ce qui constitue à mon avis un obstacle à la qualité des soins et à leur fluidité. Par exemple, je ne peux obtenir la liste des patients qui ne se sont pas présentés le mois dernier à ma consultation. De ce fait, il m’est impossible de les relancer. J’aimerais également savoir, parmi les patients que je reçois chaque semestre, lesquels ont été hospitalisés en urgence, preuve peut-être de lacunes dans ma prise en charge, dans mon jugement, dans mon organisation de suivi, etc. Si un de mes patients a été hospitalisé pour une décompensation cardiaque, je suis concernée en tant que néphrologue. Or, j’en suis totalement ignorante avec le système actuel, alors même que l’information se trouve dans les bases de données informatiques. Les avancées de la e-santé sont aujourd’hui « artisanales », mais de très belles perspectives s’offrent à nous, afin d’améliorer notre façon de travailler en tant que praticien, et, in fine, la santé de nos concitoyens. Un frémissement est perceptible : à la Pitié-Salpêtrière, depuis peu, tout praticien qui le souhaite peut être formé afin d’utiliser les logiciels pour explorer l’Entrepôt de données (données administratives et médicales hospitalières, en temps réel) concernant son propre service. Description des cohortes de patients d’un service, observation de l’application des recommandations de suivi de pathologies, ainsi qu’une multitude d’indicateurs pourraient en être extraits, à la fois dans une optique d’amélioration de la qualité des soins, mais aussi dans celle de redonner du sens au travail du soignant. Je caricature, mais aujourd’hui nous travaillons avec un bandeau sur les yeux : nous suivons des patients sans savoir si notre manière de soigner est correcte, sans retour sur notre prise en charge, sans analyse des données de pertinence des soins au niveau individuel. Des résistances de la part de certains praticiens finiront inévitablement par tomber. L’un des freins, au-delà de

la crainte d’être évalué, est la culture de métier, car l’on forme encore les médecins à devenir des sachants, une vision dépassée et bien éloignée de la télémédecine et de l’intelligence artificielle. Enjeu de santé publique, l’opportunité du numérique en santé est un moteur transformant de la qualité de vie au travail pour les professionnels de santé. Cette révolution prendra encore du temps, sur le plan technique, réglementaire, de la formation des soignants, des mentalités, de la création des nouveaux métiers en conséquence (data scientists, développeurs, spécialistes en marketing digital…) propres au monde médical. Il n’y a en effet pas de raison à ce que la santé se passe de « service client ». Il me semble que cette transformation va nous pousser à modifier notre manière de travailler, de façon que l’on puisse être présents sur l’espace numérique pour échanger avec nos patients. La transformation digitale de la santé sera un gain de temps, et apportera de la réassurance, de l’échange d’informations, de la rapidité d’accès aux informations pour les patients, aux données médico-biologiques pour les professionnels de santé ; le tout allant dans le sens de la qualité des soins et de l’égalité d’accès aux soins, si l’on met à part le sujet de la fracture numérique. »

📚 Pr Corinne Isnard-Bagnis, co-auteure avec Olivier Babinet de « La e-santé en question(s) ». 2020. Hygée Editions.

 

 

 

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