« Le numérique pour faciliter une médecine intégrative »

Le Dr Alain Toledano, cancérologue, président de l’Institut Rafaël (Levallois-Perret, Hauts-de-Seine) et directeur de la chaire Santé Intégrative au Conservatoire National des Arts et Métiers (Cnam, Paris) plaide depuis longtemps pour une conception intégrative de la santé, au sein de laquelle le numérique est un outil qui se révèle indispensable.

L’institut Rafaël, un établissement unique où l’on pratique la « médecine intégrative »
L’institut Rafaël (Levallois-Perret, Hauts-de-Seine), premier centre européen de médecine intégrative qui accompagne gratuitement les patient(e)s et leurs aidant(e)s, pendant et après le cancer.
Chaque patient, qu’il soit traité pour un cancer, un diabète ou un problème cardiaque, suit un parcours de soin personnalisé, qui comprend médecines douces, activités physiques, séances de psy, cours de cuisine… Il reçoit de l’attention et de l’écoute. Cette maison de santé fonctionne grâce au mécénat. Les soins y sont gratuits. L’objectif est de développer l’expérience partout en France en convainquant les acteurs publics et mutualistes qu’il faut changer notre système de santé.
Pour aller plus loin : institut-rafael.fr

▪ Comment le numérique peut-il faciliter une médecine intégrative ?

Dr Alain Toledano, cancérologue, président de l’Institut Rafaël (Levallois-Perret, Hauts-de-Seine)

A.T : La santé représente bien plus que l’absence de maladie – ou le silence des organes. L’intégration de toutes les dimensions de la santé – psychologique, physique, émotionnelle, sexuelle, sociale et environnementale – est fondamentale lorsqu’on parle de santé – qu’elle soit intégrative, ou qu’il s’agisse de e-santé. Ensuite, en médecine comme ailleurs, la tendance différenciante existe, tel un mouvement d’expertise dont la finalité est de produire des connaissances très spécifiques… Or, notre système de santé souffre d’être compartimentalisé, de travailler en silos… C’est pourquoi, en dépit des moyens affectés à la santé – 260 milliards d’euros en France, soit 11 % du PIB -, on nourrit le mécontentement des soignants comme des usagers. Tensions financières, rigidité d’organisation… L’idée n’est pas de financer sans compter les hôpitaux pour favoriser le système de santé actuel ou ses quelques variantes, mais de penser sa transformation, fondée sur un changement de paradigme : passer d’une médecine centrée sur la maladie à une médecine centrée sur l’individu et son projet de vie.

▪ Il nous faut donc créer un mouvement intégratif ?

Exactement, un mouvement de synthèse qui intègre les dimensions de la santé, l’ensemble des soignants, médicaux et paramédicaux. L’essor des connaissances et cette vision de la santé globale impliquent obligatoirement la notion d’intégration.

20 millions de Français souffrent de maladies chroniques – insuffisance respiratoire chronique, cancer, pathologies neuro-vasculaires, troubles psychiatriques chroniques… Le coût associé à la prise en charge des maladies chroniques est vertigineux. Il compte déjà pour près de 60 % des dépenses annuelles de l’Assurance-maladie (près de 100 milliards d’euros par an). Sur 400 millions de consultations médicales annuelles, 50 % d’entre elles servent à gérer des symptômes de ces maladies chroniques. Par ailleurs, on prescrit des médicaments dans plus de 90 % des cas, et on jette 1 boîte sur 2 – soit 7 milliards d’euros par an – à la poubelle. La transformation indispensable et inéluctable est de passer d’une médecine prescriptive à une médecine intégrative. Il s’agit d’un mouvement intellectuel de synthèse, un processus mental, une culture d’intégration de nouveaux acteurs, de synthèse des données… Afin de travailler autour d’un « parcours santé patient » plutôt qu’un traitement de maladies.

▪ Est-ce possible, alors que le courant de l’hyper-spécialisation en médecine est drainé par le perfectionnement des technologies et le progrès phénoménal des connaissances ?

Cette hyperspécialisation est nécessaire lorsque l’on gère des maladies. Cependant, traiter une personne requiert sa gestion dans toutes les dimensions de la santé, avec l’aide indispensable mais non exclusive des hyper-spécialistes et du numérique en général.

Les outils numériques se sont positionnés au fur et à mesure ; au début, c’était autour du « mesurer, transmettre, analyser et stocker » : récupérer de la donnée biométrique, transmettre automatiquement ces informations captées à grande échelle et les intégrer au sein de bases de données, afficher les informations de manière compréhensible, les stocker pour produire des analyses, des corrélations. D’où une dynamique de mise en réseau des activités professionnelles en santé. Pour ces raisons, ces outils nous ont aidés à entrevoir différemment un avenir mutuel ensemble, à intégrer les actions de façon plus globale. L’émergence, positive, du numérique en santé a été suivie d’une redéfinition des enjeux de ce numérique, puisqu’on y a greffé de l’intelligence, en commençant par une aide à la décision (diagnostique ou thérapeutique), puis à la prédiction (de pathologies, de signes). Les prochaines étapes seront l’aide à la personnalisation du traitement, et enfin, élément majeur : la prévention. Alors que 40 % des cancers et 80 % des maladies cardiovasculaires sont évitables, moins de 3 % des budgets de la santé sont alloués à la prévention. A mon sens, la prévention au niveau de la population ne pourra se faire sans le numérique. En cela, le numérique est une manière de ré-humaniser la médecine, et d’être plus performant dans le soin et la prévention.

▪ Pouvez-vous détailler en quoi le numérique pourra « ré-humaniser la médecine » ?

Les tâches répétitives incomberont à des outils technologiques, laissant plus de place à la relation, à l’encadrement soignants/soignés, dégageant ainsi du temps relationnel et qualitatif. Durée d’une consultation aujourd’hui : moins de 15 minutes. Et un médecin qui vous coupe la parole au bout de 23 secondes en moyenne. On est en mal, finalement, de cette science humaine, morale, qu’est la science et l’éthique du « care », où on remet au centre la morale, l’intelligence émotionnelle, le cerveau sensible, le soin relationnel – ces thématiques qui sont l’enjeu du soin, de l’avenir, un des piliers de la santé intégrative.

▪ Pensez-vous que nous en prenions le chemin ?

Nous n’avons absolument pas le choix. Ce n’est pas en augmentant le budget du service des urgences en période estivale que l’on transformera le système de santé. Ce n’est ici que de la cautérisation. Il nous faut retravailler sur les situations particulières, mais aussi la disponibilité affective, la responsabilité relationnelle ; redéfinir nos métiers du soin, et ce qu’est la médecine. La e-santé aidera, mais ne remplacera pas la redéfinition d’une médecine qui doit trouver sa place au sein d’une santé globale intégrative.

▪ Pouvez-vous illustrer l’impact et le bénéfice de l’utilisation de ces outils numériques dans cette conception intégrative de la santé ?

A l’institut Rafaël, nous co-construisons avec chaque patient souffrant de cancer ou d’autres maladies chroniques des parcours d’accompagnement coordonnés qui vont être orientés vers la nutrition, les émotions, la capacité physique, le bien-être, le retour à l’emploi… Nous avons offert, à ce jour, 50 000 soins évalués à 3 200 nouveaux patients. Nous avons ainsi pu montrer que les interventions thérapeutiques non médicamenteuses diminuaient le taux de dépression, le sentiment d’isolement, les troubles du sommeil… Tout ce qui paraît annexe mais qui ne l’est pas du tout. Notre plate-forme numérique nous aide à créer de la valeur dans le parcours santé, levier pour accompagner la transformation du système.

▪ La santé future reposera donc sur une médecine intégrative dont l’un des outils est le numérique ?

Oui, bien sûr : pour faire respirer notre système de santé, il faut penser la santé différemment et déléguer au numérique certaines tâches pour repenser son rapport à autrui et la performance de notre système de santé.

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