Épidémies et pandémies : quelles leçons de l’Histoire ? Alors que le nouveau coronavirus responsable de la Covid-19 circule toujours, Philippe Clairay, historien, nous livre sa vision.
Peste, tuberculose pulmonaire, grippe aviaire… Le « souffle » fait peur. Lorsque le confinement a été décrété à la mi-mars 2020 pour cause d’épidémie de Covid-19, des tags sont apparus dans des régions reculées mais à forte densité en résidences secondaires, telles la Manche ou encore les îles de l’Atlantique, dirigés contre les Parisiens qui fuyaient la capitale où flambaient les contagions, ou encore des messages xénophobes contre des soignants de la part de leur voisinage, ou visant la communauté chinoise. Fin juillet 2020, on a refusé l’accès à leur lieu de vacances à des personnes vivant en Mayenne, département de clusters épidémiques. Ce réflexe, quasi reptilien, de méfiance et de peur de la contamination, se mêlant à notre fond culturel, est probablement lié à la mémoire de grandes épidémies passées. On se méfie du souffle, de la même manière qu’on isolait jusqu’au début du 20e siècle les malades tuberculeux pulmonaires dans des sanatoriums marins ou d’altitude.
Intrinsèquement liés à l’existence humaine, les bactéries et les virus ont pourtant toujours accompagné le développement de la civilisation. Les grandes épidémies et pandémies mondiales ont façonné notre monde. Citons, entre autres, la Grande Peste qui a ravagé l’Europe au Moyen-Age entre 1347 et 1353 en tuant un quart de sa population soit 25 millions de morts, la peste de Marseille en 1720, la grippe espagnole en 1918, la grippe asiatique en 1958 (15 000 morts en France), l’oubliée grippe de Hong Kong de 1968, la grippe aviaire H5N1 repérée pour la première fois en 1997 lors d’une épidémie à Hong Kong ou, plus récemment, la grippe A (H1N1) de 2009, la seconde des deux pandémies historiques causées par le sous-type H1N1 du virus de la grippe A, la première étant la grippe de 1918. Le mode de contamination est commun : elle s’effectue principalement par voie aérienne, c’est-à-dire par la toux et les éternuements.
Mais attention, si ces exemples paraissent se ressembler, gare à l’excès d’Histoire qui peut brouiller les cartes pour comprendre l’épidémie actuelle de la Covid-19 : raisonner par comparaison, en adoptant des attitudes par mimétisme, peut induire en erreur et faire adopter des solutions qui n’étaient au final valables que lors de l’épidémie précédente… En effet, on ne découvre réellement la Covid-19, phénomène nouveau et original, qu’au fur et à mesure de sa progression.
Si les agents pathologiques varient, en revanche, à travers les âges, les réflexes humains face au danger sont similaires et il semble se dessiner, du point de vue de la société confrontée à l’épidémie, une chaîne de réactions universelle : les contagieux sont mis de côté, les discours sont en majorité irrationnels, des personnes providentielles apparaissent, des remèdes miracle se multiplient. Le personnage du Pr Raoult, défenseur marseillais hors norme de l’hydroxychloroquine, est un cas d’école et une affaire médiatique qui nous en rappelle une autre : au début de l’épidémie de Sida en octobre 1985, un trio de professeurs de médecine de l’hôpital Laënnec (Paris) annonce que la ciclosporine (immunosuppresseur, un traitement antirejet des greffes) guérit les patients atteints par le VIH. Le bien connu Philippe Even et ses deux collègues, Jean-Marie Andrieu, cancérologue, et Alain Venet, immunologiste, se rendent au ministère des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, annonçant des résultats « biologiquement extraordinaires ». Sans attendre, le cabinet de la ministre Georgina Dufoix, communique sur « un espoir raisonnable » de guérison. Le lendemain, à la conférence de presse, les trois médecins font face aux journalistes de tous pays. Le retentissement est mondial. Les pairs restent sceptiques. L’histoire tournera court avec le décès de l’un des patients dès le lendemain. Gouvernement imprudent, essai mené sans respect des règles scientifiques (Comité d’éthique non saisi, absence de consentement des patients), sans recul et sur un nombre extrêmement restreint de patients, communication précipitée pour doubler les Etats-Unis dans la course à une thérapeutique médicamenteuse ou vaccinale…
Trente ans après, l’histoire se répète. Comme au cours des mois de mars-avril 2020, au plus fort de l’épidémie de Covid-19, l’urgence de la situation a balayé la démarche scientifique rigoureuse, conduisant à des errements éthiques. Il faut, de plus, tenir compte d’un nouveau venu de poids dans le débat qui est la pression populaire, très active à défendre le Pr Raoult sur les réseaux sociaux.
Le Pr Pierre Tattevin, président de la Société de pathologie infectieuse de langue française (SPILF) le confirmera dès avril 2020* : « Cette course entre les équipes de recherche et contre le virus, n’a pas permis une évaluation rigoureuse des bénéfices et des risques des molécules testées contre le SARS-CoV-2. Pris par le temps, on a peut-être trop considéré que la gravité et l’urgence de la crise justifiaient de griller des étapes de l’évaluation des médicaments. Or, le degré de gravité spontanée de la maladie ne justifiait pas d’exposer l’ensemble de la population à des risques importants, notamment cardiaques, avec la chloroquine ou l’hydroxychloroquine. Les communications ‘fast-track’, via des plateformes de soumission accélérée, dont le principe semble judicieux (mettre rapidement à disposition des chercheurs et des médecins de terrain des résultats en cours de publication, et donc sans relecture par les pairs), ont entraîné la diffusion de résultats préliminaires, parfois partisans, loin des standards de la recherche. Il ne fallait pas sacrifier les grands principes de la recherche au prétexte de l’urgence et ne pas anticiper la communication vers le grand public. L’hydroxychloroquine est un cas d’école, avec la prise de conscience, après quelques semaines d’un buzz médiatique intense et destructeur, de l’intérêt probablement nul de ce traitement contre la COVID. Cela a induit la confusion dans le grand public. De nombreux patients ont pris ce traitement sans bénéfice, en s’exposant à des risques parfois majeurs. Ce buzz a par ailleurs freiné l’inclusion des patients dans des études comparatives de qualité, car il suggérait que ne pas prendre d’hydroxychloroquine était une perte de chance; cette communication pro-active, partant sur de mauvaises bases, a été très nocive ! »
Du point de vue sociétal, les mêmes étapes se répètent également avec la diffusion de théories du complot. La théorie génocidaire est la plus habituelle, mais aussi celle de l’enrichissement des laboratoires pharmaceutiques de mèche avec l’Organisation mondiale de la santé et compromis avec certains gouvernements, propagée lors de la grippe H1N1 et de la Covid-19. Les attitudes individualistes de protection par la fuite ne sont pas non plus une surprise. 2 000 personnes sont arrivées à Belle-Ile-en-mer au début du confinement, par chance sans pour autant avoir provoqué un cluster infectieux. Cette sorte de sauve-qui-peut n’était pas sans rappeler l’exode.
La désignation de boucs émissaires revient également à chaque épidémie. Cet arrière-fond culturel xénophobe semble, bien tristement, toujours exister. Les Juifs ont été tenus pour responsables de la Grande Peste dite peste noire du XIVe siècle, au même titre que les marginaux ou les sorciers, et furent victimes de tueries de masse. Le pogrom de Strasbourg de 1349 a marqué l’histoire, avec le massacre de la population juive de la ville (environ 2 000 personnes) accusée d’empoisonner les puits. Dans un communiqué daté du 27 juillet 2020, le bureau national de vigilance contre l’antisémitisme affirmait qu’il y avait des liens directs entre l’actuelle propagation du coronavirus et celle de l’antisémitisme. « Certains tweets et caricatures ont véhiculé la théorie que les Juifs ont propagé le virus », détaillait Tal Bruttmann, historien spécialiste de l’antisémitisme en France, dans un article du Figaro paru également le 27 juillet 2020 : « Ce type d’accusations remonte au Moyen-Âge. En Allemagne ou dans d’autres pays européens, l’antisémitisme est toujours empreint de mythes médiévaux. Mais ce n’était pas le cas en France où on a vu réapparaître un vieil antisémitisme, qu’on n’avait plus vu depuis six ou sept siècles. Pendant le Sida, il y en a eu quelques-unes mais en faible proportion. C’est vraiment revenu avec la Covid. » Souvenons-nous enfin qu’au début de l’épidémie de Sida, les homosexuels ont été quasiment bannis de la société, avant que l’on ne se rende compte que l’infection touchait l’ensemble de la population sans distinction.
Enfin, à chaque épidémie son accessoire de protection : si les masques contre la Covid-19 dissimulent les personnes, ceux portés par les médecins contre la peste, dont le long bec contenait des herbes aromatiques pour leur éviter de respirer les « miasmes », étaient effrayants. Peu à peu, à la théorie médicale antique des « humeurs » a succédé celle des miasmes. Durant la Grande Peste du XIVe siècle on se méfie de l’air vicié par les exhalaisons des malades et l’on va « désairer » (aérer) les pièces occupées par les souffrants. Au XIXe siècle, la tuberculose fait 80 000 morts en France chaque année, et le crachat est devenu l’ennemi. Avec l’épidémie de Covid-19 rejaillissent ces peurs ancestrales, vis-à-vis de l’air, du toucher… Durant l’été 2020, les recherches suggèrent que le nouveau coronavirus se répand plus facilement dans l’air que l’on ne le pensait. Et, à nouveau, se font jour à la fois le rejet et la stigmatisation de certaines populations, et la multiplication des « fake news ». C’est le cycle infernal de la rumeur-panique qui débouche sur une psychose collective. Elle est largement entretenue par une sorte de négationnisme scientifique, que cette épidémie illustre parfaitement, amplifié de façon inégalée par la diffusion tous azimuts sur Internet et les réseaux sociaux, le tout étant considérablement accéléré par l’usage universel du smartphone.
Pour autant, ce qui se joue aujourd’hui est profondément rattaché à la nature humaine dans toutes ses dimensions, y compris ses paradoxes, particulièrement dans nos sociétés dites « développées ». Nos habitus culturels sont certes différents (au Japon, porter un masque lorsqu’on est malade est une évidence pour protéger les autres), mais nos réponses – si humaines – au stress semblent universelles : une peur viscérale de la maladie et un rapport à la Mort qui a changé : une mort prématurée n’est plus acceptée. On exige de la médecine actuelle non seulement une obligation de moyens (affaire des masques, course aux respirateurs lors de la phase de crise de la Covid-19), mais aussi de résultats. Or la recherche, la science, et la lutte contre ce genre d’épidémies, sont des écoles d’humilité.
L’envie de vivre « comme avant », on le sent bien, est un des désirs qui travaille le plus notre société secouée par cette crise. Les jeunes adultes ont du reste en majorité vite délaissé les gestes barrières avec une remontée des contaminations dès la fin du confinement. C’est humain. Nous sommes des êtres sociaux, grégaires. La crise actuelle, épidémique, sociale, économique, est aussi, n’en doutons pas, culturelle. Elle place notre société entière devant ses paradoxes, en laissant une seule question : celle de sa capacité de résilience.
Philippe Clairay, avec Hélène Joubert, journaliste.
* interrogé par Hélène Joubert (avril 2020) pour le journal Le Généraliste
Référence illustration : Scène de la peste de 1720 à la Tourette (Marseille), tableau de Michel Serre (musée Atger, Montpellier) Wikipedia