Cette année, le 31 mai 2025, la Journée mondiale sans tabac a pour thème « Levons le masque ! ». Il s’agit de dévoiler les stratagèmes des industriels du tabac et de la nicotine pour concevoir des produits encore plus attractifs, notamment chez les jeunes. Pour mieux les rendre dépendants ! La Dre Nathalie Lajzerowicz, médecin addictologue à l’hôpital suburbain du Bouscat (Bordeaux), autrice du livre Ma Cigarette, Pourquoi je t’aime, comment je te quitte (Éditions De Boeck Supérieur ; 2022) a accepté de répondre aux questions de Santé respiratoire France.
Quels sont les indicateurs d’une forte dépendance au tabac chez les jeunes ?

Nathalie Lajzerowicz : L’addiction correspond à une perte de liberté : la personne ne parvient plus à s’abstenir. Il s’agit donc d’une pathologie de la liberté, non d’une question de quantité consommée. Un jeune qui fume trois cigarettes par jour mais qui ne peut pas s’en passer présente bien une addiction au tabac. C’est pourquoi le test de Fagerström (simplifié), qui repose sur deux critères (nombre de cigarettes par jour et délai avant la première cigarette du matin), est de moins en moins utilisé. Il ne permet pas d’évaluer correctement la dépendance. Par exemple, une personne qui fume neuf cigarettes par jour avec un délai de 45 minutes après le réveil obtiendra un score bas, alors qu’elle est clairement dépendante.
Ce test sert surtout à orienter le choix du dosage en substituts nicotiniques, notamment les patchs. On propose par exemple un dispositif transdermique (patch) de 21 mg de nicotine/24h à quelqu’un qui fume un paquet par jour, un dosage plus faible pour une consommation moindre. Mais cette adaptation doit aussi tenir compte du poids, de l’ancienneté du tabagisme et des habitudes de consommation. La quantité fumée reste un repère pratique, sans être un indicateur fiable du degré d’addiction.
Quant au délai entre le réveil et la première cigarette, il permet de choisir entre un patch 16 heures ou un patch 24 heures. Lorsque ce délai est court, un patch actif sur 24 heures peut être utile, car il continue de diffuser la nicotine avant la première cigarette du lendemain.
Quel comportement reflète mieux la dépendance au tabac ?
Nathalie Lajzerowicz : Le véritable marqueur de l’addiction est le craving : une envie irrépressible de consommer, contraire à la volonté. C’est cette pulsion que nous cherchons à atténuer et à prévenir par les substituts nicotiniques et la prise en charge globale.
C’est pourquoi le traitement est adapté à la cible qu’est le craving. Je commence par prescrire un dosage de patch basé sur la consommation habituelle, mais je l’ajuste en fonction de l’intensité du craving. Si celui-ci persiste malgré le traitement, j’augmente progressivement la dose : un patch et demi, voire deux. Chez les jeunes, je reste prudent avec les dosages, car leur consommation de cigarettes est généralement modérée et ne justifie pas d’emblée des posologies élevées.
Comment manier les aides nicotiniques chez les jeunes ?
Nathalie Lajzerowicz : Chez les adolescents à partir de 15 ans, comme chez les adultes, il est possible d’associer différents substituts nicotiniques, patchs et gommes selon les marques. Cette approche permet de réduire le craving et d’aider le jeune à retrouver une forme d’autonomie dans la gestion de son addiction. Mais le traitement ne la guérit pas pour autant. Il constitue un soutien transitoire qui facilite la prise de distance avec le produit. Cette aide s’inscrit dans une prise en charge globale, fondée sur un trépied :
- Dont le premier pilier est le soutien pharmacologique, à adapter selon les besoins et la tolérance ;
- Le deuxième repose sur un accompagnement régulier, assuré par un professionnel de santé, médecin généraliste ou soignant formé (infirmier ou kinésithérapeute, par exemple), qui peut prescrire les substituts nicotiniques ;
- Le troisième axe concerne les stratégies comportementales (respiration, éloignement du paquet, routines de substitution, etc.). Elles visent à modifier les habitudes du jeune, à faire face aux situations à risque. Ce travail progressif l’aide à reprendre le contrôle, en limitant les rechutes et en consolidant la démarche d’arrêt.
Que pensez-vous de la cigarette électronique ?
Nathalie Lajzerowicz : La cigarette électronique peut constituer un moyen supplémentaire pour aider un jeune à sortir du tabagisme, à condition d’être utilisée de manière transitoire et dans le cadre d’un accompagnement structuré. Associée à un patch de nicotine, elle permet de limiter le recours excessif à l’inhalation et donc de mieux maîtriser la consommation de nicotine. Elle reste cependant un outil potentiellement addictif. Son usage doit être accompagné et inscrit dans une démarche d’arrêt progressive, avec pour objectif de s’en détacher après la consolidation acquise du sevrage tabagique.
Car la nicotine inhalée présente un vrai potentiel addictif, moindre toutefois que celui du tabac fumé. En revanche, les patchs n’entraînent aucune dépendance, ce qui en fait un outil particulièrement efficace pour le sevrage. Quant aux gommes à mâcher, je les prescris rarement car elles sont souvent mal utilisées. Beaucoup de jeunes les mâchent de manière trop rapide ou continue, ce qui entraîne une absorption de la nicotine par le système digestif et la rend inefficace. Je privilégie donc les formes orales à absorption rapide mais contrôlée, comme les pastilles sublinguales. Placées sous la langue, elles permettent une diffusion efficace par la muqueuse buccale, avec un effet cérébral en moins d’une minute. Cette option est mieux adaptée à un usage ponctuel en réponse au craving.
Pourquoi les sachets de nicotine, promus comme inoffensifs, exposent-ils les jeunes à un risque élevé de dépendance ?
Nathalie Lajzerowicz : C’est un problème très préoccupant : j’ai déjà pris en charge plusieurs jeunes devenus dépendants aux sachets de nicotine, ces petits sachets à placer dans la bouche qui diffusent progressivement la substance. Très addictifs, ces produits contiennent pour certains une nouvelle molécule synthétique utilisée par l’industrie du tabac : la 6-méthyl-nicotine ou Métatine, encore plus puissante que la nicotine classique. Le potentiel addictif de cette molécule de synthèse peut atteindre plus de 3 fois celui de la nicotine. L’industrie du tabac contourne ainsi les réglementations limitant les concentrations maximales de nicotine et la capacité des réservoirs des dispositifs de vapotage.
Les produits qui en contiennent sont largement promus sur les réseaux sociaux par des influenceurs, sous des arguments mensongers : amélioration de la concentration, coup de fouet comparable au café, aide à la performance intellectuelle. En réalité, un seul sachet peut contenir entre 20 et 25 mg de nicotine, soit l’équivalent d’un paquet de cigarettes. En consultation, j’ai vu des adolescents rapidement devenus dépendants après quelques prises, incapables de s’en passer, avec des troubles du sommeil, de l’attention et même des altérations cognitives. Il est indispensable d’alerter les jeunes sur la dangerosité de ces produits, encore trop banalisés.
Aujourd’hui, cette molécule est enfin reconnue comme une substance nicotinique à part entière. Plusieurs associations comme le Comité national contre le tabagisme se mobilisent pour alerter les pouvoirs publics et renforcer la régulation de ces nouveaux produits, dont la diffusion non encadrée représente un danger réel pour les jeunes. Comme le dit le CNCT : « Le recours à la 6-méthyl-nicotine, une molécule de synthèse récemment détectée dans des produits du vapotage et des sachets oraux, illustre cette volonté de contourner les cadres réglementaires existants tout en introduisant sur le marché des substances à fort potentiel addictif. » Le Comité nationale contre le tabagisme (CNCT) demande que la réglementation s’applique à toute substance exerçant un effet pharmacologique sur les récepteurs nicotiniques, qu’elle contienne ou non de la nicotine au sens strict.
Pour en savoir plus : Le CNCT alerte sur l’usage d’une nouvelle molécule addictive utilisée par l’industrie du tabac : la 6-Méthyl-nicotine (26 mai 2025)
Propos recueillis par Hélène Joubert, journaliste (le 26/05/25)